J’emmerde le toubib
Il persiste dans le jaune. Depuis deux bonnes heures, et combien de levées de coude ? Quand on boit vraiment, on ne compte pas.
— Dis donc, Marcel, tu crois pas qu’ça va bien faire pour aujourd’hui ?
Le patron du bar a dit ça plutôt gentiment, en rinçant ses verres, Gauloise collée à la lèvre inférieure. Pas vraiment d’intimidation dans l’inflexion de sa voix ; plutôt la clairvoyance compassionnelle du professionnel qui sait à quel degré d’alcoolisation il peut placer ça – le seuil de la susceptibilité explosive est dépassé depuis au moins trois verres.
— Allez Roger, remets-m’en vin dernier pour la route !
Ça se passe entre gentlemen, chacune des deux parties transige sans déchoir. Quelques clients accoudés au zinc apprécient en silence. Les attablés font mine de ne rien entendre. Mais au moment précis où Roger lui glisse sous le nez son dernier pastis, Marcel retrouve une vigueur sonore inespérée et, prenant à témoin toute l’assistance, il lance une imprécation vengeresse dont la violence – moins liée à l’agressivité qu’à un rassemblement inquiet de ses facultés éparses – est aussitôt démentie par un sourire triomphal :
— J’emmerde le toubib !
Ah ! voilà du panache. Le penchant coupable de Marcel pour les apéritifs anisés change soudain de nature. Il s’agit en fait de vivre dangereusement, de narguer la Faucheuse avec l’ironie sarcastique de l’anarchiste au drapeau noir déployé. On croit percevoir un murmure approbateur aux lèvres des muets du comptoir – peut-être se sentent-ils eux-mêmes ravigotés dans leurs inquiétudes métaphysiques.
Un zeste d’admiration. Une pincée de connivence. Murmure dans un premier temps. Et puis silence, et comme un léger doute. C’est vrai que le courage de Marcel est de l’espèce virtuelle. Le praticien incriminé – si toubib il y a – n’est vraisemblablement pas à portée d’oreille, et son droit de réponse s’en trouve quelque peu différé. Mais le pire, c’est que tous les accoudés imaginent à présent quelques instants l’effet objectif que la menace de Marcel produirait sur le docteur si ce dernier venait à en être avisé. Une question terrible vole dans l’air lourd saturé d’effluves tabagiques. Une pudeur chevaleresque évitera qu’elle soit jamais posée. Et si Marcel n’emmerdait plus personne ?